“LES ROCHERS FAUVES”, L’AMOUR DE CLÉMENT CHAPILLON POUR L’ÎLE GRECQUE D’AMORGOS

par Clément Chapillon

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En pleine mer Egée, dans les Cyclades, l’île d’Amorgos, popularisée par le film “Le Grand Bleu”, attire depuis vingt ans Clément Chapillon. A travers sa série “Les Rochers fauves”, le photographe français interroge la notion d’isolement géographique et mental. Une exposition s’ouvre le 25 mai à la Factory Polka et un livre est à paraître aux éditions Dunes.

Vassilis, monastère de Panaghia Hozoviotissa, octobre 2020.
© Clément Chapillon.

Survoler la mer comme un oiseau, s’approcher et longer les falaises minérales abruptes… Je repense souvent à ce superbe travelling au début du “Grand Bleu”. La séquence a été tournée à Amorgos. Luc Besson y a également réalisé la scène dans laquelle le jeune Jacques Mayol apprend à plonger en apnée. A la sortie du film, en 1988, beaucoup de Français s’y sont rendus. Certains s’y sont même installés.

Pour ma part, j’y vais depuis une vingtaine d’années. C’est mon père qui m’a transmis sa passion pour les îles grecques. Gamin, j’écoutais ses récits. Et une fois devenu adulte, j’y ai amené mes amours du moment. Très vite, je me suis attaché à Amorgos. Plus isolée, plus dure, plus pauvre, elle semble moins paradisiaque que ses voisines des Cyclades. Mais elle s’est imposée à moi, incarnant l’île absolue.

D’Amorgos, on retient d’abord ses paysages de carte postale avec ses hautes falaises plongeant dans l’eau cristalline, ses petits villages authentiques aux ruelles étroites qui vagabondent entre des maisons blanchies à la chaux, embellies de petits volets bleus, son monastère troglodyte de Panaghia Hozoviotissa datant du XIe siècle, ses spots de plongée… Mais c’est autre chose que je suis allé chercher dans ce petit bout de terre long d’une trentaine de kilomètres, où vivent moins de 2.000 âmes.

Le mystère de ce territoire commence avec son nom: “Amorgos” provient, selon certaines sources, de la teinte ocre du sol due à un lichen qui poussait autrefois. Et puis, il y a son allure. De loin, sa silhouette rugueuse et ténébreuse intrigue. Ses montagnes qui s’élèvent à plus de 800 mètres, les plus hautes de la région, retiennent les nuages. Elles créent des lumières singulières. L’île manque d’eau. Très peu d’arbres y poussent depuis un immense incendie il y a deux siècles. Vue de son sommet, Amorgos a une allure animale, comme si on se tenait sur le dos d’un reptile géant. C’est ce qui a inspiré le titre de mon odyssée documentaire, “Les Rochers fauves”, expression que j’ai trouvée dans un texte de l’archéologue français Gaston Deschamps datant de 1880.

Vue depuis l’église du prophète Elie, novembre 2019.
© Clément Chapillon.

Lors des cinq voyages que j’ai effectués entre 2018 et 2020 grâce au prix de la Fondation des Treilles que j’ai remporté, je suis parti à la recherche de cette minéralité qui devient, en fin de journée, crépusculaire. J’ai tenté de dépasser la notion d’insularité – donnée géographique – pour atteindre celle d’“îléité”. Cette dernière est de l’ordre du psychisme: ressentir que l’on appartient à cette contrée îlienne. Malgré le tourisme, l’île est restée assez sauvage. Tous ceux qui “échouent” là-bas le font avec l’intention de s’isoler du monde, d’échapper à quelque chose voire à quelqu’un. C’est peut-être le cas de Vassilis, la cinquantaine. Les tatouages de cet ancien coiffeur d’Athènes sont les seules traces de son passé. Je n’ai jamais osé demander pourquoi il avait décidé de vivre en ermite dans une des cellules du monastère de Panaghia Hozoviotissa, avec la mer pour seul horizon.

Plus haut dans la montagne, gueule burinée, personnalité loufoque et solitaire, Jerry, comme il se fait appeler, a été mon véritable guide. Ancien sous-marinier, ce chef cuistot de métier a voyagé à travers le monde avant de revenir sur son île natale à la retraite. Il s’occupe d’un troupeau de plusieurs centaines de chèvres. Chacune porte un nom de la mythologie. Tel Sisyphe, Jerry renouvelle tous les matins la même tâche: crapahuter dans les hauteurs du village de Tholaria pour donner à manger à ses bêtes dès les premières lueurs du jour. C’est lui qui m’a fait passer de l’autre côté du miroir, me permettant ainsi de ressentir l’île plus que de la voir. A son côté, j’ai assisté à une dilatation du temps et de l’espace.

Carola chez elle, Strombos, octobre 2019.
© Clément Chapillon.

Parmi mes autres rencontres essentielles, il y a eu la Britannique Carola Matthews, la première étrangère à s’installer à Amorgos, en 1968. Enseignante et écrivaine, elle a appris l’anglais à de nombreux locaux. Quand elle y a élu domicile, il n’y avait ni électricité ni route. Ses premiers pas, elle les a racontés en 1971, sans détour, dans son livre “At the Top of the Muletrack” (“au bout du chemin des mules”).

Surnommée la Reine de l’île, Carola s’est installée dans le village de Strombos, abandonnée de tous sauf des Néréides, ces nymphes marines qui surgissent dans les environs, selon la légende locale. Si je n’en ai jamais croisé une, elle, je l’ai souvent vue. Et puis, un jour de 2019, à plus de 80 ans dont cinquante passés sur l’île, elle est morte. C’était la veille du jour où je devais lui rendre visite pour lui offrir un tirage.

Ce pays par-delà les mers me rassure et m’inquiète à la fois. L’île rapproche les êtres et pourtant je peux m’y sentir très seul. Quand je n’y suis pas, elle me manque. Mais je sais qu’elle est aussi un délicieux piège où l’on peut s’ennuyer éternellement. Dans les années 1930, Amorgos a fait office de bagne – la mer étant plus infranchissable que les murs d’un pénitencier – pour les opposants politiques au régime du dictateur Ioannis Metaxas et, plus tard, à celui des colonels. En 1980, le navire “Olympia”, anciennement Inland, a fait naufrage au sud de l’île, en raison d’une forte tempête. Son épave y est toujours, attirée malgré elle vers le rivage et emprisonnée à jamais.